Je n’aurais jamais cru que je me retrouverais de nouveau devant ce portail. La veille encore je ne pensais pas me retrouver ailleurs que chez moi. Et sûrement pas ici
Il s’est levé ce matin quand je l’ai appelé. C’est déjà ça. J’avais tellement peur qu’il ne veuille pas y aller, qu’il trouve n’importe quelle excuse pour annuler. Je dois être plus tendue que lui. Je suis toujours angoissée pour mes enfants, je l’aurais été pour n’importe quel entretien d’embauche. Je le suis spécialement pour lui aujourd’hui, après tout ce que son père et moi on a vécu, qu’il a vécu mon pauvre chéri. Je n’ose pas y penser, encore moins lui en parler, mais il nous a fait très peur. Enfin, tout va bien, disons tout va mieux. Il a pris une douche, s’est rasé, ça fait drôle de le voir sans barbe, et en même temps ça fait peur de retrouver son visage amaigri, triste, vieilli. Il a mis autre chose que son vieux tee-shirt et sa robe de chambre. Il est propre, net. Bien sûr ce n’est pas encore la grande forme. Il marche en traînant les pieds, on dirait qu’il porte tout le malheur du monde sur ses épaules. Comme quand tu étais gamin et que je te raccompagnais à l’internat le mercredi soir. Comme quoi les choses ne changent pas vraiment avec le temps qui passe
En dix ans les choses avaient changé et l’entrée du collège s’était déplacée de quelques mètres le portail devant lequel je me trouvais n’étais plus celui auquel je m’accrochais pour ne pas avoir à retourner à l’internat. Je ne m’accrocherais pas aux grilles, je n’ai plus 11 ans, j’ai grandi et mûri, mais ce n’est pas de bon cœur que je passe de nouveau ce portail.
Tu venais te cacher dans ma chambre le lundi matin. Quand ce n’était pas dans un placard, sous ton lit, dans je ne sais quel autre endroit encore. Je crois que tu as tout fait pour ne pas avoir à partir. Tu montais sur mon armoire, tu me faisais signe de ne rien dire. Je ne disais rien, mais ce n’était pas une bonne cachette les parents te trouvaient facilement. Tu descendais la mine triste et tu les suivais vers ce qui semblait être un enfer. C’est plus tard que j’ai compris. Quand à mon tour je suis entré en sixième là bas. Je n’allais pas me cacher sous ton lit, on m’aurait vite trouvé puisqu’on partait ensemble, mais je venais te voir à la récréation, dans ta classe, je crois que tu étais en seconde, non en première. J’avais cet avantage par rapport à toi d’avoir un grand frère déjà là. Je pleurais, je te disais que je ne voulais pas rester. Toi tu tentais de me consoler, de m’expliquer que tout ça s’était pour mon bien. Tu répétais ce qu’on t’avait dit des années avant. Je ne comprenais pas comment ça pouvait être pour mon bien de m’arracher au paradis pour m’envoyer en enfer.
Si certains à dix-huit ans quittent leur province, moi à onze ans j’ai quitté ma campagne. Toute ma jeunesse s’est passée dans le cadre idéal d’une petite ville de campagne, entre océan et forêt. Tout mon univers se trouvait là, c’est normal j’étais plus petit et je n’avais pas besoin d’un monde plus grand pour m’épanouir. Je ne souhaite pas enjoliver mon village natal, le transformer en image d’Épinal, il me faut reconnaître que c’était un paradis pour les enfants que nous étions mes amis et moi. Nous pouvions aller à l’école sans crainte, une école accueillante tout en briques rouges, avec une large cour de récréation, plantée de platanes pour jouer aux quatre coins, une marelle peinte sur le sol, des espaces pour les billes, un terrain pour le foot, et en rentrant de cette école quand les beaux jours étaient là, nous pouvions jouer au foot dans les grands jardins que nous avions tous autour de nos maisons, refaire la guerre pour de faux en nous cachant dans les fossés, des parties de cache-cache géantes dans les bois, avant de nous retrouver pour partager nos goûter dans nos cabanes. L’été venu, la mer nous tendait les bras. N’est-ce pas une image proche de celle du paradis? Voilà tout ce que j’ai quitté lorsque je suis rentré au collège dans la grande ville.
Fini les murs de briques, et l’école de taille humaine. J’avais devant, m’écrasant de tout leur poids, de grands bâtiments gris béton de quatre étages, de longs couloirs où il était évident de se perdre, une absence quasi totale de verdure, une immense cour bitumée, un lieu impersonnel où je n’étais plus rien, un élève parmi 2000 autres, perdu, abandonné, effrayé.
On arrivait souvent en même temps le lundi matin. Je te voyais dans la voiture de ton père attendant le dernier moment pour rentrer. Tu espérais sans doute qu’un miracle se passe et qu’il décide de faire demi-tour, qu’il te ramène chez toi. Et puis vous sortiez, il prenait ton sac d’interne, tu attrapais ton cartable et vous remontiez le trottoir. Le plus lentement possible, mesurant chaque pas. Quelques fois, je t’ai vu t’accrocher aux grilles. Pas souvent avec ton père. Tu as dû le faire au début, mais après qu’il t’a dit que ce n’était pas possible, qu’il n’accepterait pas ça, tu as arrêté de le faire. Je t’ai vu le faire avec ta mère, le mercredi. Mais c’est autre chose. Enfin, vous vous disiez au revoir sur le pas de la salle d’étude. Tu le regardais partir, attendant qu’il se retourne et qu’il te voie pleurer. Alors, pris de remords il t’aurait pris par la main et t’aurait enlevé à cette prison. Une fois qu’il avait passé le portail, tu retournais dans la cour. Pleurant toujours. Si tu savais comme moi aussi j’avais envie de pleurer, de m’accrocher aux grilles.
Tout ce que je vivais n’avait rien de bien original. Nous étions nombreux à le vivre. Je devenais interne, fini la chambre douillette, bonjour le dortoir de 30 lits alignés sur deux rangées, fini la cuisine de maman, bonjour la cantine matin, midi et soir, fini l’intimité, bonjour les études, les soirées télé à 50. Bienvenue dans mon pire cauchemar.
Presque dix ans après mon départ, je revenais donc pour la première fois dans mon ancien lycée. J’avais quelque temps auparavant, au milieu du mois d’août pour être précis, envoyé une lettre me proposant pour être surveillant. Poussé par mes parents qui ne supportaient plus de me voir passer mes journées assis sur le canapé, mangeant des chips en regardant la télé. Ils voulaient me forcer à sortir de mon apathie successive à ma dépression. Je voulais leur faire plaisir, alors j’ai envoyé cette lettre, en y mettant encore moins de fond que de forme. Pensant, espérant qu’il n’en sortirait rien, et que je pourrais encore quelque temps traîner ma carcasse du lit au canapé, et du canapé au lit avant d’avoir à me prendre en main sérieusement.
C’est donc avec une immense surprise, et une petite déception, que j’ai reçu un coup de téléphone un vendredi dans l’après-midi. Malgré le manque de motivation dont je faisais preuve dans mon courrier, il avait retenu l’attention de la C.P.E. du collège. Elle m’appelait pour me proposer un entretien. Rendez-vous fut pris pour le lundi suivant. Et nous y étions. J’y étais. Elle s’avance vers moi. Pas moyen de reculer maintenant.
Tu me tends timidement la main. Tu n’as pas changé. Bien sûr tu as vieilli, tu as grandi. C’est normal, c’est notre lot commun. Mais tu restes toujours aussi timide. Quand tu étais élève, tu rasais les murs, tu regardais par terre pour ne pas croiser le regard des autres. Persuadé que si tu ne voyais personne, personne ne te verrait et que tu pourrais être tranquille dans ton coin, sans avoir de compte à rendre à personne. Tu étais tout surpris quand quelqu’un t’adressait la parole, et qu’en plus il connaissait ton nom. Tu n’as pas changé, tu parais surpris que je me souvienne de toi. Eh oui tu n’as pas réussi à passer toute ta scolarité ici sans te faire remarquer. Je te fais entrer dans le bureau pour l’entretien. Je t’indique un fauteuil et tu vas t’y réfugier comme si ta vie en dépendait. Tu t'assois bien au fond, croisant tes bras devant toi pour te protéger. Tu ne lèves pas trop les yeux pour ne pas croiser les miens. Tu réponds par monosyllabes à mes questions, tu restes évasif, tu cherches à t’évader de ce piège. Chaque minute qui passe est un calvaire. Tu t’enfonces de plus en plus dans le fauteuil. Si ça dure trop longtemps tu risques de disparaître. Ça pourrait presque être drôle. Non le plus drôle de tout c’est ta tête quand je te dis que...
Après 15 minutes d’un semblant d’entretien, je suis sur le cul. Comment est-ce possible? J’ai pourtant tout fait depuis le début pour que ça se finisse autrement. Où ai-je fait une erreur? Qu’est ce que j’ai fait pour mériter ça?
Il est revenu encore plus défait que lorsqu’il est parti. Avec cette tête d’enterrement qui me retourne les sangs à chaque fois que je le vois. Une mère ne devrait pas avoir à vivre ça. Je m’allume une nouvelle cigarette. Ça n’a pas duré plus d’un quart d’heure et j’ai pourtant vidé mon paquet. Je vais devoir encore le voir traîner dans la maison pendant des mois. Parce qu’il ne va pas se relancer de sitôt. Il monte dans la voiture. Je ne veux pas me jeter sur lui, mais c’est plus fort que moi, il faut que je sache. Alors?